Décès du Client et Sort des Avoirs Bancaires : Entre Secret Bancaire, Droits des Héritiers et Régimes de Déshérence

Lorsque survient le décès d’un client, la gestion de ses avoirs bancaires soulève des questions complexes qui touchent tant au secret bancaire qu’aux droits des héritiers. Cet article présente les principaux aspects juridiques et pratiques liés à cette situation.


I. Aspects Généraux

1. Avoirs Bancaires Non Réclamés

  • Exemple marquant : L’affaire des fonds juifs en déshérence
    • Historiquement, les banques suisses, protégées par le secret bancaire, n’étaient pas tenues de rechercher les ayants droit d’avoirs non réclamés.
    • Dès 1962, un arrêté fédéral obligeait les banques à annoncer les avoirs d’étrangers disparus, la dette étant reprise par la Confédération si aucun ayant droit n’était identifié.
    • Dans les années 1990, sous fortes pressions internationales, une Commission Indépendante (arrêté de 1996) – complétée par le rapport final de la Commission Bergier en 2002 – a conduit à la levée partielle du secret bancaire, à travers la publication de listes nominatives et la mise en place de tribunaux de règlement (Claims Resolution Tribunals) ayant abouti à un accord transactionnel (environ USD 1,25 milliard).

2. Droit aux Renseignements des Héritiers

Les héritiers disposent d’un droit d’information fondé à la fois sur :

  • Un fondement contractuel : Le contrat bancaire liant le client à la banque prévoit l’obligation de rendre des comptes (art. 400 CO) et est complété par l’universalité de la succession (art. 560 CC).
  • Un fondement successoral : Des dispositions spécifiques (art. 607 al.3 et art. 610 al.2 CC) garantissent aux héritiers l’accès aux renseignements nécessaires à l’exercice de leurs droits successoraux.

II. L’Affaire des Fonds Juifs en Déshérence

Cette affaire, survenue après la Seconde Guerre mondiale, a mis en lumière une problématique juridique et éthique majeure :

  • Problème : La difficulté pour un client-créancier de faire valoir sa créance lorsque le contact avec la banque est rompu, en raison du secret bancaire.
  • Évolution :
    • Un arrêté fédéral de 1962 imposait déjà une procédure d’annonce des avoirs d’étrangers disparus.
    • En 1996, de nouvelles mesures (MoU avec des organisations juives mondiales et création d’un Claims Resolution Tribunal) ont été mises en place pour traiter les réclamations, avec plusieurs actions collectives devant des tribunaux internationaux et un accord transactionnel majeur.

III. Les Directives Narilo

Les Directives Narilo, révisées et mises en œuvre à partir de 2015, régissent la procédure applicable aux avoirs en déshérence :

  • Mesures préventives :
    • Les banques doivent informer le client des risques liés à la rupture de contact et inciter à la communication d’une nouvelle adresse ou à la nomination d’un contact alternatif.
  • Mesures immédiates en cas de rupture :
    • La banque s’engage à tenter activement de renouer le contact. Si les recherches échouent, les avoirs sont considérés comme « sans contact » pendant 10 ans.
  • Procédure de déshérence :
    • Après 10 ans, les avoirs passent au statut d’« avoirs en déshérence » pendant 50 ans.
    • Une publication sur un site internet (par exemple, dormantaccounts.ch) intervient pendant un an.
    • En l’absence d’intervention des héritiers, les avoirs sont finalement transférés à la Confédération, entraînant l’extinction de toute prétention y afférente.

IV. Droit aux Renseignements des Héritiers et Gestion des Comptes

1. Nature Contractuelle et Successorale

  • Intégration contractuelle :
    • Au décès, les héritiers reprennent la relation contractuelle de leur défunt.
    • Ils peuvent obtenir la reddition de comptes complète des avoirs bancaires (documents conservés pendant 10 ans, art. 962 CO).
  • Dimension successorale :
    • Le droit d’information des héritiers vise à leur permettre d’exercer leurs droits (par exemple, pour le calcul de leurs parts successorales) et est complété par le droit imposé par la succession (art. 607 et 610 CC).

2. Comptes Joints

  • Principe général :
    • En cas de décès d’un cotitulaire, la relation bancaire continue avec le survivant, et les héritiers du défunt deviennent partenaires contractuels.
  • Clause d’exclusion des héritiers :
    • Une clause spécifique (par exemple, prévue à l’art. 154 CO) peut stipuler que le survivant conserve seul le droit de disposer des avoirs.
    • Si une telle clause est applicable, la banque pourra refuser d’informer les héritiers sur la composition et la valeur du compte joint.

V. Cas Pratique : La Situation d’Adrien

Adrien, de nationalités suisse et australienne, marié en séparation de biens et domicilié en Suisse, est décédé sans testament.

  • Situation des comptes :
    • Compte personnel : Solde créancier de CHF 100’000.
    • Comptes joints (avec son épouse Charlotte) : Un compte courant et un compte de titres totalisant environ CHF 800’000.
  • Dispositions particulières :
    • Trois ans avant son décès, Adrien a versé CHF 100’000 à sa fille Delphine pour l’achat d’un appartement et a simultanément conféré à son fils Eric une procuration sur son compte personnel, sans en informer Charlotte ni Delphine.
  • Questions clés :
    1. Droit de l’héritier à l’information :
      • Eric, en tant qu’héritier et partenaire contractuel, peut demander l’état du compte personnel de son père ainsi que les relevés des six années précédant le décès, sous réserve de produire les justificatifs requis (acte de décès, certificat d’héritier, etc.).
    2. Accès aux informations des comptes joints :
      • En principe, les héritiers ont droit aux renseignements sur la relation contractuelle. Toutefois, si une clause d’exclusion des héritiers est prévue dans les conditions générales du compte joint, le survivant (Charlotte) pourrait être reconnu comme seul titulaire.
      • Dans ce cas, le recours au fondement successoral permet néanmoins aux héritiers de solliciter ces informations si cela est nécessaire à l’exercice de leurs droits.
    3. Exercice de la procuration post-mortem :
      • La procuration donnée à Eric sur le compte personnel peut perdurer après le décès, dès lors que la nature de l’affaire l’exige. Cependant, la banque doit prendre en considération les droits des autres héritiers avant d’exécuter un retrait important.
    4. Situation en cas de rupture de contact :
      • Si Adrien avait déménagé et perdu tout contact avec la banque (cas d’avoirs non réclamés), la procédure prévue par les Directives Narilo s’appliquerait.
      • Les avoirs seraient d’abord considérés comme « sans contact » pendant 10 ans à partir de la dernière transaction (par exemple, le 27 novembre 2009).
      • À partir de 2019, ils pourraient être transférés à une banque reprenante sans l’accord du créancier.
      • Pour la liquidation définitive, il faudrait attendre 50 ans afin que le secret bancaire soit levé, suivi d’une publication d’un an, avant que les avoirs ne soient finalement liquidés et transférés à la Confédération.

Conclusion

Le décès d’un client remet en question le maintien du secret bancaire et modifie la relation contractuelle entre la banque et le défunt, qui se transmet aux héritiers. Entre les mécanismes de recherche des ayants droit (illustrés par l’affaire des fonds juifs en déshérence) et les Directives Narilo régissant les avoirs non réclamés, le droit bancaire suisse impose un équilibre délicat entre protection de la confidentialité et transparence nécessaire à l’exercice des droits successoraux.
Les héritiers, en tant que nouveaux partenaires contractuels et successeurs, disposent ainsi d’un droit étendu aux renseignements sur les avoirs du défunt, sous réserve des dispositions spécifiques pouvant limiter ce droit, notamment dans le cadre de comptes joints.
Enfin, la complexité de la transmission des avoirs en cas de rupture de contact rappelle l’importance de mesures préventives et d’un cadre réglementaire précis pour assurer la protection des droits des héritiers tout en préservant la confidentialité des informations bancaires.